" Carne "
Halètement sourd.
Cœur qui bat.
Le sang pulse à ses tempes. Frais. Musique laconique.
Viscérale. Une goutte de sueur perle à son front et coule, langoureuse, jusqu’à
son menton. Il s’ébroue avant qu’elle ne parvienne à s’écraser sur le corps
sans vie, là, coincé entre ses cuisses.
Carne entre-ouvre la bouche. Sa langue lèche le sel humide
qui cristallise déjà sur ses lèvres. Il s’accroche à son harpon fiché dans les
chairs ennemies, comme un vieillard sur sa canne. Le combat fut âpre. Putain parée de perles et d’écailles, t’en
avait vraiment sous le capot. Regarde-toi, maintenant. Regarde-toi, les yeux
vides et la poitrine purgée de souffle comme une baudruche percée. Penché sur
la mort comme un amant sur sa promise, il n’écoute pas le reflux des vagues sur
le rocher où ils ont échoué. Il s’abreuve du silence et de l’humidité de leurs
corps enchevêtrés. On dirait qu’il prie. Peut-être est-ce le cas.
Frisson.
Le Pêcheur touche son propre torse, savoure la mélodie de sa
propre carcasse, toute en peine et en ecchymoses, tout en rythme échevelé. Elle
a planté ses crocs dans ses cuisses. Plusieurs fois. Puissants, pointus,
avides. Il a pesé sa rage et ses vertus. Une Brave. Oui.
Mais une sirène.
Du haut de sa chaine alimentaire, il contemple la pauvrette
qui a espéré rejoindre sa précieuse lagune à temps. Il distingue derrière le voile
laiteux de ses iris l’énergie qu’elle a mobilisé pour se débattre.
Pour croire.
Survivre.
Mourir.
Epinglée comme un papillon de nageoires. Éventrée comme un
simple esturgeon. Ses seins dressés vers
le ciel réclament une dernière goulée d‘air. Et puis plus rien.
Mais rassure-toi, ô jolie, jolie, sirène, ton sacrifice ne
sera pas vain. Il honorera la Grande Mère comme chaque proie se doit de le
faire. Ton trépas ne sera pas salopé par des plaisirs funestes et dénués de
logique. Toute Mort a un but. Un but sain. Un but naturel. Toute mort et le pendant d’une vie.
Manger ou être manger. Tel est la loi, ici.
- - Si je te
mange, je poursuis ma vie, murmure l’albinos avec déférence.
C’est Sangre qui lui a appris cette leçon. Elle est là,
quelque part en lui, sans doute sa meilleure partie.
Sa vie s’ajoutant à la sienne.
Son absence creusant sa peine.
Un jour de plus. Un jour - encore - à poursuivre la foulée
de cette course et à faire tourner la roue du temps, manuellement, pour toutes
ces âmes oubliées.
Un jour de plus à braver la Grande Attente.
Sans espoir qu’elle ne revienne.
***
Il traîne le cadavre par les cheveux jusqu’au rivage. Il
sort de l’eau, nu comme un verre, habillé des seules sangles de cuir où pendent
ses armes. Il porte la sirène comme une épousée, au bout de ses bras tatoués.
La viande ne doit pas se corrompre de sable. Il cherche le promontoire herbeux
de la falaise.
Là.
Il embrasse la mer d’un seul regard. Cette mer qui tourne en
rond autour d’une île unique. Une île prison. C’est parfait, pour un mausolée.
Il allonge sa proie sur le granit et empoigne son coutelas à
la ceinture. Lentement, méthodiquement, il équarrit la femme-poisson. Il racle les écailles, les récupérant avec
soin, en petit tas brillant. Sequins vivants. Il retire d’abord la peau, fine
et miroitante, puis vide les entrailles qui gargarisent dans une bile noirâtre.
Il a du sang jusqu’au coudes et un peu aux genoux. Il est empoissé et visqueux.
Cela ne perturbe pourtant pas son travail qu’il poursuit, ployé sur la tâche.
Ses yeux myopes l’y obligent. Il découpe la fibre du muscle, détache les
organes comestibles, résume la sirène à de petits monticules sanglants,
classés, répertoriés selon un code de chasse bien personnel.
Petit rituel.
Clac. Clac.
Danse de la lame sur les tendons.
Scritch. Scritch.
Jeux de succions.
Il écarte les côtes, une à une, épanouit le buste féminin de
ses pétales recroquevillés. Une fleur qui découvre le soleil. Alors seulement
il libère le cœur et le brandit droit vers le ciel avec un sourire transcendé
d’amour. Il baragouine quelques mots, inaudibles, perdus dans le vent iodé. Ses
dents se plantent dans le palpitant éteint. Le fruit rend du jus et éclabousse
son visage blême. Il se tourne alors vers les buissons derrière lui. Il a la
bouche pleine de viande et les chicots plein de morceaux. Un sourire se dessine
au milieu de l’hémoglobine.
Une invite.
Il sait depuis un moment déjà, qu’on scrute son oraison
funèbre. Le fumet de son spectateur s’est distingué au milieu de la symphonie
olfactive. Il se doit de l’honorer d’un second festin. Alors, viens petite proie… Viens.
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